tu sens qu'aujourd'hui est un bon jour pour semer - Lucien Suel






tu as beaucoup travaillé, le jardin n'existait plus, abandonné depuis des dizaines d'années, juste quelques mètres carrés de chiendent de chardon et d'orties cernés par la profusion des arbustes plantés par les oiseaux, aubépines aux longs couteaux pointus pics à glace dirigés vers tes yeux, prunelliers encastrés les uns dans les autres, églantiers et ronces entortillés autour des troncs, dégringolant du ciel, t'enfonçant des épines dans la tête, "ecce homo", tu t'échines tu t'esquintes tu frappes et coupes et creuses et arraches et scies et brûles et déchiquettes pendant des jours et des jours, t'écroulant sur le dos dans la terre mise au jour, la sueur ruisselle traçant des lignes noires dans la poussière qui recouvre ta poitrine, ton coeur cogne ton coeur cogne, la sueur tombe dans la terre sur le corps des fourmis, tes muscles sont brûlants,
 
tu plantes les pommes de terre, tu traces à la houe les sillons profonds en suivant le cordeau et les courbes de niveaux, ce n’est plus un sillon, presque une tranchée, de chaque côté du canyon, une chaîne de montagnes rectilignes au sommet pointu, tu aperçois des insectes escaladant les parois, araignées et cloportes, tu déposes les pommes de terre en avançant dans le fond de la vallée, une à une, à chaque pas, séparées par l’empreinte de tes bottines, tu prends garde de ne pas casser les germes violets qui ont poussé à la fin de l’hiver, tu plantes des Pompadour des Charlotte des Raja, tu les recouvres en inversant la géographie physique, la vallée devient montagne et inversement ;



 
tu sens qu'aujourd'hui est un bon jour pour semer, tu choisis dans la boîte en carton les sachets de graines en regrettant l'époque où ils étaient en papier kraft sans ce film plastifié, ces photos couleurs criardes et pire, parfois un second sachet métallisé gigogne à l'intérieur du premier, de plus en plus tu produis tes graines toi-même, il te suffit de laisser fleurir quelques plants de salades de carottes de poireaux de radis de navets, bientôt tu seras tout à fait autonome, tu n'auras plus à arpenter les allées des pseudo-magasins verts qui sont d'abord des entrepôts de produits chimiques et de gadgets ;

LucienSuel – Mort d'un jardinier
Éditions de la Table Ronde - 2008


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire