... Trr – trr – tac – tac – trr ... - Bernarhd Kellermann





Poète, radiotélégraphiste, navigateur au long cours - Nikos Kavvadias



Je vaguais dans l'île, un pli au front, prêtant l'oreille à la rumeur de la mer. Le son était le même que si j'avais été au milieu d'une cataracte. Le ciel était plein de saletés et d'immondices, et des lambeaux de nuages troubles en pendaient verticalement et traînaient sur l'île et sur la mer. Le pli de mon front se creusait. Je n'allais pas à Creach. Non. Yvonne... je n'avais dans le cœur nulle pensée folichonne, j'allais donc à Stiff à la station de T.S.F.
J'y travaillais des journées entières, avec une ardeur folle, comme si j'avais dû bientôt subir un examen décisif. Nous parlions aux invisibles, avec du feu vert et de l'ozone, comme des esprits en conversation. Quelle odeur ! Comme dans les forêts de mon pays après les averses.
    M. Boucher maniait le levier et les éclairs verts jaillissaient entre les conducteurs polis, ronflant et crépitant. Par moments le vapeur avec qui nous parlions était tout près et nous pouvions voir son oriflamme de fumée à l'horizon. Mais souvent il était très loin. « S'il vous plait, donnez-nous votre point ! » ― Trr – trr – tac – tac – trr ― c'était son point. Dieu nous assiste, où était-il ? Il était encore à l'Ouest des Açores. Nous travaillions avec calme et patience. Fréquemment il nous fallait lancer le question une douzaine de fois avant d'être compris.Depuis deux jours nous cherchions à prendre langue avec un vapeur à bord duquel se trouvait M. William Finch. « Votre malle suit par le prochain bateau. » Trr – trr. « Votre malle suit par... » Chaque fois que M. Boucher avait un quart d'heure de libre, il lançait cette dépêche par les airs. Parfois la communication était interrompue, Dieu sait par quoi, et ce n'était que des heures après qu'on nous entendait de nouveau. Tous ces petits mots qui vibraient dans l'air ! Nous envoyions chaque jour plusieurs sacs de baisers par-dessus la mer. C'était nous qui jetions dans un vertige de joie M. Schmidt, Edgar Schmidt, éloigné de mille milles marins, en lui annonçant que sa femme Anna l'attendait avec ses enfants à l'Hôtel du Commerce à Cherbourg. Il est assis dans le fumoir, tenant à la main le même numéro des Fliegende Blaetter vingt fois relu, et il regarde, plein d'ennui, par la petite fenêtre, le bastingage monter et descendre lentement ; la bande de mer devient étroite, puis large ; depuis des semaines cette bande se rétrécit et s'élargit : M. Schmidt, M. Schmidt ! Vois-tu comme cela le frappe ? Diable ! Mon chapeau ! Trr – tac – tac Comme il a été prompt ! « Je vais bien et suis en bonne santé. » Dans sa hâte il n'a rien trouvé de mieux.

Alors M. Boucher fusait sur sa calvitie l'étrier d'acier portant le récepteur, il épiait le tictac et écrivait les mots. Nous pouvions entendre tout ce que Lizard télégraphiait aux grands transatlantiques qui impriment chaque jour un journal. De la sorte nous étions informés de tout ce qui occupait le monde, nous recevions même les nouvelles plus tôt que les lecteurs des journaux. Là-bas les rois grommelaient dans leurs armures rouillées, et nous les entendions. Nous entendions crépiter le grand incendie qui faisait rage dans les forêts de la Russie méridionale. Nous entendions le vacarme de la Bourse, les valeurs baissaient, oh, pouah !

    M. Boucher écrivait et je traduisais... car je remplissais ici les fonctions de traducteur. M. Boucher en effet lisait couramment les classiques des grandes langues, mais il ne comprenait pas un mot de la langue usuelle.

Chez nous le silence était grand. Les fils de notre antenne oscillaient et cliquetaient et le vent rasait la lande déserte. Trois de nos petits rats qui habitaient la station (il y en avait dix-sept) jouaient devant la porte. Mais la mer déferlait. Dès qu'il faisait sombre, la lande devenait blanche comme dans le clair de lune, deux fois, puis elle flambait une fois, rouge comme de la mousse en flamme. C'était le feu de Stiff. Quand M. Boucher sortait pour prendre une gorgée d'air, il apparaissait deux fois comme un fantôme de craie, puis se transformait en un démon rouge.

Trr – trr – tac – tac. M. Boucher était assis et écrivait les mots. C'était un faible écho du grand tambour Europe qui parvenait jusqu'à nous.
Fini. Lizard n'avait plus rien à dire.
Tard dans la nuit, je rentrais chez moi. En rêve je télégraphiais encore. « Children all well. Much love. Grace. » Les étincelles crépitaient. Et le récepteur tictaquait : « Le 21. 36° 21' – 44° 8' 10 aperçu deux icebergs. Pennsylvania » Alors Poupoule aboya.

Bernarhd Kellermann – La Mer - 1910
Traduction Georges Sautreau
Editions La Découvrance - 2005


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