... c'était le monde, Mesdames et Messieurs, le monde en chair et en os ... - Bernarhd Kellermann



Jean Hervoche
La villa des tempêtes, abri du narrateur de La mer



Je me fis un grog et sortis ma lecture. Toute ma bibliothèque consistait en un numéro du New-York Herald, European Edition, que j'avais par hasard apporté dans ma poche. Il était jauni et sentait le sel, et chaque fois il en sortait quelques araignées. Je le savais par cœur, article par article, y compris les annonces. Mais je le relisais sans cesse et j'éprouvais une impression de solennité chaque fois que je le déployais : c'était le monde, Mesdames et Messieurs, le monde en chair et en os, avec une auréole et des mains rouges de meurtrier.

                […]

La pluie crépita sur mon toit. Quelqu'un picota à la lucarne et un visage regarda à l'intérieur en me faisant des clins d'yeux. Mais je ne m'en souciai pas. J'étais habitué à ce que des visages regardassent chez moi la nuit. La voix grêle bourdonnait maintenant au ras du sol, à travers les fentes de la porte. Puis Creach fit entendre son beuglement dans le lointain. La brume. Je jetai du varech dans le feu.
Alors je me lançai dans les annonces. En un tour de main j'engageai trente-trois chambermaids, governesses, pas plus de vingt ans, traitement délicat garanti, et là-dessus je disparu sous terre, avec la rapidité de l'éclair, pour arrêter un chef de cuisine, 94 rue de Longchamp. Je fis rage dans les entrailles de Paris, émergeai à la lumière du jour, me hissai sur un autobus et naviguai entre les balcons et les enseignes, et les gens en dessous étaient emportés dans le courant. Hélas ! Mon chef de cuisine venait de sortir... et je l'attendis dans un café où je rencontrai une jolie fille. Auto ! Et nous voilà partis sur les étincelants lacs d'asphalte de Paris...

Bernarhd Kellermann – La Mer - 1910

Traduction Georges Sautreau

Editions La Découvrance - 2005

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