La terre est ronde - Armée Noire // Arno Schmidt


34ème jour du Calendrier Armée Noire

" L'eau érode les montagnes et remplit les vallées,
 si elle le pouvait elle transformerait la terre en une boule parfaitement ronde."

Léonard de Vinci (1452-1519)





Un jour je tins à Erathosthène le raisonnement suivant : l'esprit se caractérise par sa volonté d'infini ; or le disque étant plus infini que la sphère, la terre sera donc nécessairement un disque. Et je lui demandai avec agacement s'il n'était pas capable de sentir combien l'idée d'une sphère dont on aurait fini d'explorer la surface était terrifiante ? Il m'avait écouter en hochant la tête d'un air impassible, puis avait rétorqué en souriant : " Il y en a encore pour un moment. " Soit. Je lui souhaite bien du plaisir en attendant. Evidemment, quelqu'un qui s'interroge sur les menées et les agissements de l'homme - et des êtres vivants en général - de ces mille dernières années et des mille autres à venir ne fera jamais un bon citoyen et ne connaîtra jamais le bonheur. Idem pour ce qui est de la psyché et de la mnémè des plantes. Cependant, j'avais passé sous silence ce qui m'importait le plus : où s'enfuir si la terre est une sphère ? Que disparaissent une fois pour toute ces faces d'humains de notre regard épouvanté (et jette aussi les miroirs, et ferme les yeux en buvant !) Ne débouleraient-ils pas de tous côtés ronds de la sphère, se frottant les mains, comme un troupeau affairé bousculant tout sur son passage ; et même si on courait se réfugier au pôle, ils ne manqueraient pas d'y venir pulluler là aussi jusque sur l'ultime convexité avec leurs tronches sifflantes et obscènes pour dénoncer de leurs doigts railleurs, salis par le métal, l'individu qui avec une moue dégoutée se drape dans son manteau ! - Non, non, je veux qu'elle soit un disque, et donc infinie : et maintenant, suivez-moi si vous le pouvez, bande d'ahuris ! Quand bien même vous parviendriez à franchir la première colline boisée et la première mer que la deuxième, puis la troisième vous ferait déjà hésiter ! - mais la dixième ? ! - Mais la centième ? ! ! Et moi j'escalade en riant les rochers désolés et parcours le désert sans fatiguer (et que derrière moi soit le vent qui efface toutes traces ; je veux porter un manteau de sable, que personne ne me repère dans l'océan de dunes) - Seul avec Hélios au-dessus de moi, dans sa nef lançant des gerbes d'or ; et parfois, oh oui, viennent les démons ! Me fait signe déjà une mer nouvelle à l'écume d'argent, îles sur l'horizon. -

Arno Schmidt - Enthymésis ou C.J.V.H.
Traduction Claude Riehl
 in Léviathan - Christian Bourgois Editeur- 1998 - pp 97/98



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