Petit Lieder - Armée Noire // Charles Pennequin // Chiens de la Casse



Chiens de la Casse



Les chants

Il y a des chants qu’on n’entend plus. Des chants. Des chansons. Des musiques. Tout en musique. Le tout qu’on n’entend plus. Ça passe d’un côté puis d’un autre de notre vie. De notre corps. Notre corps n’entend plus rien. Le corps mis en musique. La vie. La vie qui n’entend plus. Pas une seule note pour elle. Ou lui. Pas une seule qui pénétrera la vie de ce corps. Pas un seul son. Une seule note. Il y a comme ça des chants ou des notes de musique qu’on connaît bien. Mais on les connaît trop bien. On sait trop à présent ce que ça veut dire. Ce que ça représente pour nous. Pour nous c’est l’irreprésentable. On ne peut plus se placer devant tel chant ou tel son. Encore telle musique. Toujours la même. Ça on ne peut plus. Terminé. On ne veut plus avoir affaire à ces chansons. C’est notre corps qui réagit comme ça. Le corps fait la sourde oreille. Dans son entièreté le corps refuse. D’un bloc. Tout son ou toute musique. Celui ou celle qu’il connaît bien. Il connaît que trop bien. Il connaît depuis trop longtemps ces sons. Ces musiques. Ces chœurs. Ces larmoiements. Ou ces morceaux moins faciles. Mais devenus trop faciles. Maintenant le corps n’en peut plus. Il s’est trop gavé. Il peut le corps. S’il le veut. Mettre telle musique. Faire passer tel son. Il le peut. Mais il restera hermétique. Ça sera juste un geste coutumier. C’est le geste qui restera. Seul le geste compte. Car il est rempli d’habitude. Le corps se nourrit d’habitudes. Mais ce sont des habitudes de gestes. C’est toute une gestualité. Comme une gymnastique. Journalière. Le corps a ses habitudes. Alors le corps peut aussi pousser le bouchon jusqu’à émettre des sons. Ou se passer de la musique. Le corps peut pousser la chansonnette. Ou alors il peut aussi mettre en route la musique. Se faire le coup de l’égaiement quotidien. Il peut encore se le faire croire. Mais ça dure pas. Cinq minutes. A peine. Moins que cinq. Deux minutes. Deux malheureuses petites minutes à revenir à ses amours. Revenir à une quelconque errance. Aller dans un endroit connu pour se faire croire qu’on va se promener. Qu’on part en voyage. Tout ça c’est des mensonges. Le corps se ment. Le corps veut plus rien. Il fait obstacle au voyage. Le corps bouge plus. Il est comme mort. Il est en vie mais mort. Tout ça il y croit plus. A la chansonnette ou au voyage. La balade au grès des sons. Ce sont ses sons. Il les connaît que trop. Et tous les sons le dégoûtent le corps. Car jamais ça ne l’a emmené vraiment ailleurs. Et même si ça l’emmenait ailleurs il a toujours fallu revenir. Revenir à son état de corps. C’est-à-dire à son état de bouchon. Un bouchon de cérumen que tout ce corps. Tout corps est un bouchon de cérumen. Tout corps est un obstacle à l’œuvre. A toute œuvre. Il n’y a pas un corps qui ne soit un obstacle. Pas un individu formé d’un corps. Tous les individus sont des obstacles à l’œuvre. L’œuvre chantée. Ou chantonnée. Ou alors chantonnée pour mieux détruire l’œuvre. Mais finalement l’annuler. Annuler même l’idée du chantonnement. Tout chantonnement est une mise en bière de l’œuvre musicale. Et tout individu formé d’un corps s’emploie de toute manière à foutre en l’air l’idée d’œuvre. Quelque soit l’œuvre. C’est-à-dire quelque soit la chance. La chance qu’on porte au corps de se libérer. Toute chance est lettre morte pour le corps. Il n’y a pas de possibilité pour un corps. Il faut qu’il débarrasse le plancher pour laisser entrer l’air. La possibilité d’un air. La possibilité d’une œuvre qui rentrerait par l’air. N’importe quel air. Le chant. N’importe quel chant. 

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Charles Pennequin - Extrait de Comprendre la vie  - P.O.L éditions
31ème jour du Calendrier Armée Noire

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