Romance de la garde civile espagnole - Federico Garcia Lorca



W. Eugene Smith Guardia Civil, Spain 1950

A Juan Guerrero,
consul général de la Poésie.

Ils montent de noirs chevaux
dont les ferrures sont noires.
Des taches d'encre et de cire
luisent le long de leurs capes.
S'ils ne pleurent, c'est qu'ils ont
du plomb au lieu de cervelle.
Avec leur âme en cuir verni
par la chaussée ils s'en viennent.
Nocturnes et contrefaits
là où ils vont ils ordonnent
des silences de gomme obscure
et des pleurs de sable fin.
Ils passent, s'ils veulent passer,
cachant au creux de leur tête
une vague astronomie
de pistolets irréels.

Ô la ville de gitans !
Au coin des rues, des bannières.
La lune et la calebasse
et la cerise en conserve.
Ô la ville des gitans,
qui jamais peut t'oublier ?
Ville de douleur musquée
avec des tours de cannelle.

Comme descendait la nuit,
la nuit la nuit tout entière,
les gitans à leurs enclumes
forgeaient flèches et soleils.
Un cheval ensanglanté
frappait aux portes muettes.
Des coqs de verre chantaient
à Jerez de la Frontière.
A l'angle de la surprise
le vent nu tourne soudain
dans la nuit d'argent de nuit,
la nuit la nuit tout entière.

La Vierge et saint Joseph
ont perdu leurs castagnettes.
Ils vont prier les gitans
de se mettre à leur recherche.
La Vierge avance habillée
d'un costume d'alcaldesse
en papier de chocolat
et colliers d'amandes vertes.
Saint Joseph remue les bras
sous sa cape de satin
suivi de Pedro Domecq
avec trois sultans de Perse.
La demi-lune songeait
dans une extase d'aigrette.
Les terrasses s'emplissaient
d'étendards et de lanternes.
Et des danseuses sans hanches
à leurs miroirs sanglotaient.
L'eau et l'ombre, l'ombre et l'eau
à Jerez de la Frontière.

Ô la ville des gitans !
Aux coins des rues des bannières.
Voici la Garde civile.
Eteins tes vertes lumières.
Ô la ville des gitans !
Qui jamais peut t'oublier ?
Laissez-la loin de la mer
sans peigne à ses longues tresses.

Ils avancent deux par deux
vers la ville de la fête.
Une rumeur d'immortelles
envahit les cartouchières.
Ils avancent deux par deux.
Double nocturne de toile.
Le ciel pour leur fantaisie
n'est qu'un bazar d'éperons.

La ville multipliait
ses portes, libre de crainte.
Quarante gardes civils
pour la piller y pénétrèrent.
Les horloges s'arrêtèrent
et le cognac des bouteilles
se camoufla en novembre
pour que nul ne le suspecte.
Une volée de longs cris
jaillit dans les girouettes.
Les sabres fendent les brises
que les lourds sabots renversent.
Par les chemin de pénombre
s'enfuient les gitanes vieilles
avec leurs chevaux dormants
et leurs jarres de piécettes.
Au haut des rues escarpées
grimpent les capes funèbres,
faisant reluire fugaces
des moulinets derrière elles.

Les gitans se réfugient
au portail de Bethléem.
Saint Joseph, couvert de plaies,
enterre une jouvencelle.
Des fusils perçants résonnent,
toute la nuit, obstinés.
La Vierge applique aux enfants
de la salive d'étoiles.
Pourtant la Garde civile
avance en semant des flammes
dans lesquelles, jeune et nue,
l'imagination s'embrase.
Rosa, fille des Camborios,
gémit, assise à sa porte,
devant ses deux seins coupés
et posés sur un plateau.
Et d'autres filles couraient,
poursuivies par leur tresses,
dans un air où éclataient
des roses de poudre noire.
Lorsque toutes les terrasses
furent des sillons en terre,
l'aube ondula des épaules
en un long profil de pierre.

Ô la ville des gitans !
La Garde civile se perd
dans un tunnel de silence
tandis que les flammes t'encerclent.

Ô la ville des gitans !
Comment perdre ta mémoire ?
Qu'on te cherche dans mon front.
Jeu de lune et jeu de sable.

In Romancero Gitan, trad. André Belamich

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire