I'll burn my books ! Ah, Mephistophilis ! - Michel Leiris



Bandiagara (Mali, 1931). Photo de la mission française Dakar-Djibouti.

I'll burn my books ! - Ah, Mephistophilis ! Derniers mots que prononce le peu héroïque héros du Faust sans... roll ni bateau-crible ni attirail pataphysique de Christopher ( Christ-au-feu ? ) Marlowe : effaré quand le diable - un Méphistophélès (méfie-toi-fiston-de-ce-félin-céleste ! ) moins escogriffe à ergots que celui du nougateux Gounod l'épée au côté, la plume au chapeau, l'escarce-elle pleine - vient prendre livraison de son âme comme le stipule le pacte qu'ils ont signé, le docte docteur, voulant se sauver à tout prix, propose - à tous cris - de sacrifier son trésor : les livres de philosophie et de magie où il a puisé le savoir qui l'a rendu notoire mais ne lui a guère donné que le violent vouloir d'en savoir plus et d'étendre au-delà de toutes bornes son pouvoir.
" Je brûlerai mes livres ! " Dernière cartouche, dernier raccroc, dernier crachat : sera brûlé de ses mains ce qu'il a adoré. Abdication totale. Terreur si folle que, d'un coup d'un seul, il trahit ce sur quoi il avait fondé sa vie et, de ce même coup, renvoie celle-ci au néant puisque, pour esquiver l'enfer, le voilà prêt - sciant la branche sur laquelle il était assis - à détruire par combustion ce qui était sa raison d'être.
Brûler ce pour quoi l'on existe pour n'être pas brûlé soi-même ou réduit à zéro. Faire au feu sa part - une part du lion - afin d'éteindre l'action de justice. Pour lui, la prunelle de ses yeux ; pour moi, le fruit de mes entrailles... Dans le sauve-qui-peut de l'instant où l'on va mourir ( si toutefois l'on dispose encore de quelque lucidité en un pareil instant ), je me sens capable - me muant toute honte bue en coupable qui crie merci - de ce reniement après quoi il n'y aurait qu'à tirer l'échelle : offrir de brûler mes livres ( ceux que j'ai écrits, non ceux que j'ai lus ou feuilletés et plus ou moins jalousement conservés, ainsi que beaucoup d'autres qui, peu à peu accumulés après être arrivés chez moi par des voies diverses, me donnent aujourd'hui l'impression que je vais être englouti dans le flot débordant d'une culture sans balises suffisantes dont, fatras de plus en plus proche de l'inextricable, ils sont les signes matériels, la plupart lettre morte puisque non déchiffrés ), hurler que ces écrits vaniteusement coiffés de ma signature et dont ceux auxquels je reste le plus attaché auront été tout compte fait des prothèses remplaçant autant que pareille chose se peut ce qui, statutairement dirai-je et bien avant que j'aie à combler la béance que la faculté de s'exalter charnellement dans l'amour laisserait en moi en me quittant, a manqué à ma vie ( jusqu'à présent chanceuse, mais mutilée dès longtemps par l'idée de sa brièveté ), je les livre en rachat, eux qui m'arrachaient au courant ( trop cursif ) du quotidien ( trop courant ) et - se glissant de l'autre côté de la mort plus que jamais à portée de voix mais réduite au silence - me semblaient la nier, la narguer, la brûler comme le chauffard brûle un feu rouge. Pour le suppôt du Bouc, ses grimoires et ses bouquins ; pour moi, mes gribouillis ou gribouillages, plutôt Gribouilleries ou Gribouillades, qui ne me libèrent pour un temps de l'idée oppressante de la mort que grâce, précisément, aux parenthèses qu'elles creusent dans ma vie momentanément suspendue ( devenue autre chose que celle dont l'écoulement se lit sur le cadran des montres ) et à mon passage sur un plan de déjà-mort ou plus-tout-à-fait-vie, façon en somme de prendre les devants : sur-le-champ me faire mourir un peu pour oublier que plus tard je mourrai trop. Pire qu'un Faust aux abois et se désarticulant quand il se voit déjà étendu pieds et poings liés sur un gril ou se débattant au coeur de quelque bûcher métaphysique, en viendrais-je, perdant la face par feu aux fesses, moi qu'aucun châtiment éternel ne menace, à dévaloriser en le désavouant le produit de mes grises mines et graves grimaces de Gribouille qui naguère croyait, grâce aux aveugles gribouillures qu'étaient et sont encore ses plongées imaginaires dans un état hors série qui ne serait ni vie ni mort, neutraliser celle-ci encore loin d'être montée à son étage mais, en déroute maintenant car il l'entend frapper à la porte, agit comme s'il tenait pour rien ( juste digne d'un autodafé ) ce qui, en cette minute où le voile se déchire, s'avère n'avoir été pour lui qu'un cautère sur une jambe de bois mais que depuis pratiquement toujours il regardait comme le pivot de ses pensées et de ses actes. Combien grande, pourtant, et ancienne est mon ambition de finir en beauté, sur un propos qui, dans sa tonalité sinon dans son contenu précis, serait ( je dis la chose comme elle est ) aussi suprêmement shakespearien que - souvenir qu'aviverait, le lendemain du jour où je pris ce nouveau départ, une subjuguante audition de l'oeuvre entière au Teatro Communale de la ville au passé tumultueux où, entiché de longue date tant des zébrures de son Dôme et de son Baptistère que de quelques bâtiments sévères remontant aux Medici ( qu'en français l'on fait rimer avec "jadis" ) et imposants comme des Lloyd's ou autres édifices bancaires, j'ai commencé de rédiger ce mémoire sur la base de notes accumulées sans aucun plan - la phrase clé de la fugue finale du Falstaff du bouillant Boïto et d'un Verdi non verre vide mais assez viride en dépit de sont hiver pour effectuer, avec cette bouffonnerie nostalgique dont l'illustre victime des joyeuses commères est l'éponyme, le sprint époustouflant qui couronnerait sa carrière de musicien théâtral : Tutto nel mundo è burla, " Tout au monde est de la blague ! " ou ( plus légère et plus mélancolique peut-être, à cause de la dernière syllabe qui semble propager à l'infini ses ondes ), " Tout est blague dans le monde ! ". Equivalent espiègle du zéro métaphysique sur lequel débouche, dans une autre oeuvre de Verdi vieux assisté de Boïto, Otello, le fameux Credo de Iago, en vérité profession de foi férocement nihiliste... " La vie est une histoire de fou " : négation non moins implacable énoncée en substance dans l'une des dernières scènes du sanglant et noir Macbeth, autre source shakespearienne d'inspiration pour Verdi, mais pour un Verdi alors jeune encore bien que déjà fêté.
S.O.S. Save our sailors ou Save our souls ? Ni l'une ni l'autre de ces traductions ne saurait être donnée du signal de détresse composé de trois lettres Morse ( 3 points, 3 traits, 3 points ) choisies en raison de leur simplicité, selon le " Petit Robert 1 ", de tous les dictionnaires celui que je consulte le plus souvent : sauverait-on les seuls membres de l'équipage en négligeant les passagers et, d'autre part, s'attacherait-on au seul salut des âmes, en laissant périr les corps misererereusement ? Traduction entre lesquelles, avant de les renvoyer dos à dos, j'avais pourtant longuement hésité, considérant sailors comme plus vraisemblable dans le contexte de naufrage dont il s'agit, mais répugnant à rejeter souls, terme qui n'eut guère convenu qu'à une agonie relativement paisible, terme pourtant auquel m'attachait peut-être le vieux fond d'éducation catholique qui reste déposé en moi malgré mon athéisme. Question qui, en vérité, n'avait même pas à être soulevée car, des deux sauvetages supposés, l'un n'aurait pas pu aller sans l'autre : le capitaine perdrait son âme s'il ne mettait toute la sauce, tout le jus, toute la gomme pour sauver ses matelots et, en revanche, c'est en sauvant son âme, en la gardant aussi froide et lucide que possible qu'il aurait chance de réussir dans ses manoeuvres et donc d'être utile à ses compagnons sinistrés comme lui. Hourra pour le capitaine ! Mais, à l'heure du naufrage, mon S.O.S. à moi sera-t-il autre chose que lettres désassemblées, lâchées par un commandant qui, déjà, n'est plus maître à son bord ?
Que mes dernières paroles - celles que je me prête ici comme malheureusement les plus proches de ce que serait le murmure ému ou le cri dicté par mon désarroi dédaléen au pied du mur de la mort et non celles qui résumeraient tout et que, redoutant de passer à côté ou de dire noir au lieu de blanc dans la funèbre conjoncture, j'aimerais prononcer d'avance comme pour m'assurer d'avoir le dernier mot sur mon destin et qui, pour répondre pleinement à mon désir, devraient être aussi percutantes que le mot de la fin concluant une pièce de théâtre -, que ces paroles d'homme en déroute soient une façon de faire amende honorable ( I'll burn my books ! ) ou un appel au secours ( S.O.S. ), voilà qui sonne catastrophiquement faux par rapport à mon voeu. N'est-il pas fâcheux que ce soit d'instinct ou en vertu d'une rhétorique presque native - le goût difficile à déraciner de l'effet oratoire - que ces formules, dont la première atteste un effondrement moral et dont la seconde se réfère à un désastre propre à déclencher la panique, me sont venues à l'esprit, dans la mesure d'ailleurs où j'ai trop peur de la mort pour être capable d'imaginer une mort sereine et où je crains de ne pas être à la hauteur en cette heure le plus souvent triviale mais que l'on veut solennelle lors de laquelle il conviendrait, sinon de chanter un bel addio d'opéra, du moins d'énoncer une vérité profonde qui serait comme la moralité de la fable merveilleuse qu'aurait été votre vie et non la marque d'une sorte de régression bestiale qui, l'angoisse la plus écoeurante vous étreignant, vous ferait remonter en deçà de l'humain et, en tout cas, infliger un cinglant démenti au personnage tant soit peu stoïcien, voire héroïque, que vous auriez aimé être ? Autre matière à ironie : faire le mariolle et démarrer en citant dans le texte, quand rien ne l'y oblige, le Faust de Marlowe - ce marlou ? - puis m'attacher assez gratuitement à démêler, comme s'il s'était agi d'un sigle anglais, la teneur du signal international de détresse S.O.S., sans parler de mes références peu fondées elles aussi à des livrets d'oeuvres lyriques principalement italiennes et de quelques turlupinades dont j'ai jugé opportun d'épicer mon écriture - caprices ou impertinences de monstre sacré -, cela ne tendrait-il pas à indiquer qu'au fond, bien que je vive loin des salons s'il en existe encore, je suis un snob, à l'instar des prototypes de cette variété très répandue d'humanité, les étudiants britanniques ( prestigieux parrainage ! ) de jadis dont les noms - dit-on - étaient accompagnés, sur les listes des collèges, de la mention s. nob., abréviatif du latin sine nobilitate et qui, singeant dans leurs us et coutumes leurs condisciples aristo, tentaient de faire oublier qu'ils étaient, eux, sans naissance. Un snob ? Ce qui me porterait notamment à vouloir faire croire que la langue des pays d'outre-Manche, voire celle qui a cours de l'autre côté des Alpes, m'est familière, alors que c'est peut-être à cause d'un snobisme inverse que je suis devenu le contraire d'un polyglotte : quelqu'un de si vexé de commettre des fautes de vocabulaire, de syntaxe ou simplement d'accent dans un parler différent du sien que, la chique coupée à peine a-t-il ouvert la bouche, il manque du minimum d'abandon qui lui serait nécessaire pour ne fût-ce que le baragouiner ; quelqu'un aussi dont on peut penser qu'il s'est tellement complu à manipuler, triturer, voire déchiqueter les mots de sa langue maternelle que, finissant par presque se perdre dans celle-ci, il perdait toute possibilité de s'orienter dans les autres, à moins que bien au contraire se sentir perdu en toute langue étrangère l'eût incité à scruter la sienne quasiment jusqu'à destruction pour en maîtriser mieux les possibilités. Snobisme ? Je ne pense pas, réflexion faite, qu'on puisse interpréter ainsi, d'une part, un respect pour les autres langues qui m'empêche de leur faire insulte en les écorchant ( sinon quand je les connais si peu que je n'éprouve même pas ce sentiment de les caricaturer vilainement si je prétends en user pour satisfaire, d'ailleurs, à des nécessités tout à fait élémentaires ), d'autre part, mon désir d'un peu de dépaysement linguistique ( tirer d'entrée de jeu le langage hors de son ornière ) pour frapper ici les trois coups annonçant le lever du rideau sur quelque chose dont on ne sait rien encore sauf que cela échappera à la quotidienneté...
Nulle raison, cependant, de poursuivre l'espèce de comédie du dernier moment et des dernières confidences que sans rougir je me donne dans ces pages, où il me semble imiter - avec moins de brio et, dirai-je même, un humour trop voulu et trop grossièrement dénué d'ambiguïté - le one man show pleins gaz de l'acteur grassement gavé de vitalitaire et romaine masculinité Vittorio Gassman au festival d'Avignon de 1980 je crois : à la fin d'un long numéro qui l'a montré Hamlet, Roméo, singe académicien de Kafka et quelques fantoches de moindre envergure, le tout en une suite très libre style commedia dell'arte, il feint, apothéose d'acteur du plus haut rang, de mourir positivement en scène et opère impérialement sa sortie de star ( si l'usage décrié du franglais m'est permis cette fois encore ) ou de tsar (d'"empereur des Russes" dirait un fanatique du français cent pour cent ) en se faisant traîner en coulisse comme un paquet, inerte et le dos raclant le sol. Moi aussi, ne fais-je pas alterner élans romantiques et clowneries, ne laissant pas non plus de parler comme si j'étais à l'agonie et ne m'interdisant pas, quand ma plume court sur la blancheur de ces feuilles, quelques effets de linceul drap-de-lit à défaut de demander à un partenaire de me tirer par les pieds quand serait venu le moment de saluer, moment détestable pour le vivant mais agréable pour le comédien.
Finir en beauté, c'est évidemment ce qu'il faudrait. J'en étais bien éloigné quand, autrefois, il m'arrivait la nuit de m'éveiller en criant, au terme d'un rêve et en proie à la sorte d'horreur sacrée que m'eût causée la découverte - à vous couper le souffle - d'une vérité définitive, découverte qui en vérité n'était peut-être que celle, définitive, de la mort en tant qu'unique vérité, un vérité qui sans besoin d'aucun rajout se condenserait en ces deux mots : " Je meurs ", constat plus net et relativement plus détaché qu'un meuglant ou marmonnant "Je me meurs..", forme réflexive qui exprimerait que, comme toujours, c'est à moi-même qu'essentiellement je me réfère, fort en peine que je suis d'atteindre à une objectivité impliquant par définition que je reconnais ne pas exister tout seul.

Début de Musique en texte et musique antitexte, 
in Langage Tangage ou ce que les mots me disent, pp. 73-82
Ed. Gallimard 1985

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